Étendue sur le toit de la taverne depuis une bonne heure, je laissai le chaud soleil de cette journée déjà bien avancée plomber sur moi et me réconforter. J'avais passé tant de temps dans les ténèbres que lorsque j'avais la chance de profiter d'un peu de soleil, je la saisissais sans la moinde hésitation. Pour l'occasion, j'avais choisie de ne pas mettre tous mes vêtements en plus de mon manteau. Je désirais prendre un peu de bronzage et foncer un peu plus mon teint déjà hâlé. Ce faisant, je n'avais revêtu qu'un bandage de tissus blanc pour cacher ma poitrine en plus d'une paire de pantalons en tissus beige.
Les mains derrière la nuque et un long brin de foin dans la bouche, je regardais les anglais passer sous moi sans me voir. À cette heure de la journée, la plupart des passants étaient des hommes d'âge mûr qui venaient prendre un coup dans la taverne. Je pus toutefois apercevoir quelques femmes qui passèrent par là pour aller faire leurs courses. Alors que je faisais ces observations, Kayla s'étira à mes côtés et poussa mes côtes à l'aide de ses pattes avant.
« Il est temps d'y aller? » Lui demandai-je
Comme pour acquiescer à ma question, elle se leva debout et sauta. Elle atterrit agilement sur une gouttière, puis sur un balcon et sur une rambarde avant d'arriver habilement sur le pavé de la route. Aussitôt, elle s'élança à toute vitesse jusqu'au moment où je la perdis de vue. Ça lui prenait quelques fois d'agir comme ça, à son propre gré sans que je sache où elle se rendait vraiment. Je savais aussi qu'Estos ne se trouvait pas très loin mais, comme à son habitude, il préfèrait la nature aux grandes villes et survolait probablement les côtes à cette seconde précise.
Le départ de Kayla étant le signe qu'il me fallait, je décidai qu'il était temps de quitter mon promontoire et de retourner dans la taverne. Avec une agilité semblable à celle du lynx, je me laissai tomber sur la gouttière, marchai dessus sur une distance de deux mètres et arrivai finalement à la fenêtre de ma chambre. Elle était toujours ouverte comme je l'avais laissée. Rapidement, je me penchai et pénétrai à l'intérieur sans un bruit. Je refermai ensuite les volets derrière moi, plongeant la pièce dans une noirceur tamisée.
Je préfèrais incontestablement le jour à la nuit mais je devais avouer que j'étais beaucoup plus à l'aise entourée de ténèbres. Avec toutes ces années, j'en étais venue à développer des talents et une facilité à fonctionner en aveugle ou avec une vue nettement réduite. Je n'avais plus besoin de mes yeux comme avant. Je me fiais beaucoup plus à mes autres sens et c'est ce qui m'avait permis d'être aussi efficace dans mon travail jusqu'à maintenant.
D'un petit geste sec, je déliai les bandages retenant ma poitrine. Ils tombèrent doucement au sol et je ne m'en inquiétai plus. Je tendis la main derrière moi et allai chercher ma chemise noire que j'enfilai aussitôt. Par la suite je pris la ceinture dans laquelle se trouvaient toutes mes armes et la ceignit à ma taille. Je recouvris le tout par mon grand manteau long de cuir noir que je boutonnai jusqu'à mon cou. Je lassai finalement mes cheveux en une queue de cheval à l'aide d'une corde de cuir brune avant de poser le chapeau de pirate noir sur ma tête. Je fis exprès de l'incliner légèrement de façon à ce qu'il devenait impossible de voir mes yeux.
Maintenant complètement habillée, j'ouvris la porte de ma chambre et sortit de la pièce avant de refermer le battant derrière moi. J'étais une cliente régulière dans cette taverne et le propriétaire savait qu'il ne devait jamais louer ma chambre à quiconque sans mon accord. Je lui versais une somme assez importante pour qu'il respecte cette volonté et qu'il n'ait pas le goût de me trahir. S'il y avait bien quelque chose que j'aimais de ce monde était que tout le monde était achetable. Il ne suffisait que de trouver le bon prix. Et vu que l'argent n'était pas ce qui me manquait, je pouvais avoir pratiquement tout ce que je désirais sans le moindre effort.
D'un pas rapide et silencieux, je descendis les escaliers menant à la grande salle. Comme d'habitude à cette heure de la journée, la pièce était peuplée. Beaucoup d'hommes riaient de bon coeur et parlaient fort, le tout ensemencé par une quantité importante d'alcool. Pour avoir passé de longs moments ici, je savais que plusieurs clients prenaient du rhum même si cette boisson était très coûteuse comparé à l'alcool local. Dans les îles des caraïbes, il était très rentable de boire du rhum car il ne coûtait presque rien mais ici, les anglais le vendait au prix fort et puisque beaucoup d'hommes en aimaient le goût, ça se vendait comme des petits pains chauds.
D'un vif coup d'oeil, je vis une table libre dans un coin de la pièce. Je m'y dirigeai donc, circulant entre les tables sans qu'on ne me remarque vraiment. La plus grande qualité pour un assassin – ou chasseur de primes – était de passer sans qu'on ne vous remarque. Pour beaucoup, les chasseurs de primes n'étaient pas des personnes recommendables mais ils ne les considéraient pas comme des assassins. Ils n'étaient pas aussi mal vus que les pirates.
Mais moi, je savais ce qu'il en était. J'avais tué plus souvent que je mangeais et je pouvais affirmer sans peur de me tromper que j'avais probablement tué plus de personnes qu'aucun pirate – et de loin –. J'étais douée... Non, pas douée... Exceptionnelle dans ce domaine. En fait, avec les années, j'en étais venue à tuer sans être remarquée ou remarquée mais au dernier instant, seulement au moment où je le désirais. Je me délectais de la peur qui se lisait sur le visage de mes victimes au tout dernier instant...
Je pris alors place sur une chaise, déposai mes pieds sur la table et me balançai sur les deux pattes arrière. Cela prit quelques minutes à la serveuse avant de remarquer ma présence. Quand elle me vit, elle s'approcha aussitôt de moi, un sourire aux lèvres.
« Que puis-je vous servir aujourd'hui miss de la Muerte? »
Miss de la Muerte? À chaque fois que j'entendais ce terme, mes oreilles frisaient. Je n'avais rien d'une miss et de la Muerte n'était qu'un nom signifiant mon nouvel état, essayant d'effacer la vie que j'avais avant et que j'aurais pu avoir si...
Je secouai doucement la tête avant de répondre, peut-être un peu plus sèchement que ce que j'aurais du le faire :
« Un verre de lait. »
Elle me sourit de nouveau et repartit en sens inverse. La première fois que je lui avais passé cette commande, elle m'avait forcé à la répéter trois fois pour être sûre qu'elle l'avait bien comprise. Cependant, elle savait désormais que c'était réellement ce que je désirais. Elle revint moins de cinq minutes plus tard avec un verre de lait dans la main. Elle le déposa sur la table devant moi tout en ajoutant :
« Chaud, comme vous l'aimez. »
« Merci. » Lui répondis-je
Accompagnant mon remerciement, je lui laissai deux pièces d'or. Un servant à payer le breuvage et le second comme pourboire pour son service. Plus on donnait d'argent aux personnes pour les services qu'ils nous rendaient et plus ils étaient enclins à nous en rendre et à faire en sorte que nous soyions les plus heureux. Je n'avais pas besoin de plus.
Alors que je prenais la première gorgée de mon breuvage, une jeune fille fit son entrée dans la taverne. Une pirate sans le moindre doute. Que ce soit par son habillement, par sa démarche ou par l'odeur qu'elle dégageait, je savais sans même y avoir porté de réelle attention qu'il s'agissait d'une pirate. À chaque fois qu'un des leurs entrait, je ne pouvais m'empêcher d'être surprise. Ils savaient qu'à Londres les pirates étaient amené à la potence et ils marchaient tout de même tout droit dans une taverne surpeuplée, comme si de rien n'était. Soit ils avaient une trop grande confiance en leurs capacités, soit ils étaient inconscients ou désiraient-ils simplement mourir jeunes...
Comme je l'avais craint, elle troubla la paix qui régnait dans l'endroit en balançant un pauvre homme contre un mur et en insultant le reste de l'assistance. C'était puéril. Je me rappelais lorsque j'avais 17 ans et que je jouais à ce petit jeu moi aussi. Depuis lors, tant de choses s'étaient passées et je ne pouvais imaginer que j'aie été aussi jeune...
Une nouvelle arrivante fit alors son entré dans la taverne. J'arquai un sourcil, intriguée par la nouvelle venue. Un petit sourire étira mes lèvres. Nettement plus discrète et prudente que l'autre pirate mais jurant néanmoins dans le décor. Il était rare que des femmes de la cour ou du peuple venaient boire en plein après-midi avec les hommes. En général, il s'agissait plutôt de prostituées ou de pirates. Dans le cas de la nouvelle, j'aurais parié sur la seconde théorie. Elle avait le menton beaucoup trop fier pour être au service du roi ou être une péripapéticienne.
Je bus une nouvelle gorgée de lait et fermai les yeux tout en rabattant un peu plus mon chapeau sur mes yeux. J'avais bien hâte de voir ce qui allait se passer. Deux pirates, probablement de deux équipages différents en voyant leurs agissements et réactions l'une envers l'autre, se retrouvant dans la même taverne en plein après-midi. Soudain, je remarquai un homme quitter la salle d'un pas rapide. Mon sourire s'étira.
Si je ne me trompais pas, la garde royale devrait bientôt débarquer. Oh que ça devenait intéressant...